La guerre du Liban
Le Liban a toujours occupé à l'intérieur
du Proche et du Moyen-Orient une place originale, en raison de sa diversité
humaine et de ses liens privilégiés avec lOccident. Aussi a-t-il longtemps
joué un rôle important, sans rapport avec son poids démographique (environ 4
millions dhabitants au début des années 1996) et ses dimensions restreintes
(10 400 km2, soit approximativement la superficie dun grand département
français). Au cours des siècles, le Liban a été une « montagne refuge », ce
qui explique la mosaïque confessionnelle actuelle et le pluralisme culturel.
Ce pays, qui fut longtemps la seule démocratie parlementaire de lOrient
arabe, a connu jusquen 1975 une incontestable prospérité, bien quinégalement
répartie. Grâce au dynamisme de ses entrepreneurs et au développement dune
économie de services, le Liban était devenu le principal relais entre les pays
du monde capitaliste et le reste du Proche et du Moyen-Orient. Les clichés habituels,
dailleurs un peu excessifs, qui vantaient « le miracle libanais » ou «
la Suisse du Proche-Orient » ne sont plus de mise, car, depuis 1975, le Liban
traverse une crise très profonde qui remet en question son identité même. À
lintérieur dun Orient arabe toujours en ébullition, le Liban est
sans conteste le pays qui a connu, depuis 1975, les bouleversements les plus
impressionnants, sous leffet dun conflit très complexe aux rebondissements
incessants, par suite des multiples dimensions (nationale, régionale et internationale)
de la crise quil traverse. Quinze ans de guerre ont vu ainsi se succéder
toutes les formes daffrontements internes, entre communautés et à lintérieur
des communautés, dans lesquels sont intervenus directement ou indirectement
les principaux acteurs régionaux (les Palestiniens, Israël, la Syrie), sans
oublier le jeu des grandes puissances. Les infrastructures ont été détruites,
et près dun quart de la population a émigré. La paix fragile restaurée
au début des années 1990 nest quune étape sur la voie de lindépendance
complète du pays et de la participation de toutes ses composantes nationales
au nouveau régime.
La « guerre des deux
ans » (1975-1976)
La guerre débute, le 13 avril 1975, par un accrochage meurtrier entre Kataëb
et militants palestiniens radicaux dans la banlieue de Beyrouth. Au mois de
février, larmée avait réprimé à Saïda une manifestation populaire contre
la vie chère, à laquelle sétaient joints des fidayin en armes ; déjà se
dessinait, entre le Mouvement national, les élites musulmanes frustrées par
le partage communautaire et les Palestiniens, la coalition qui allait affronter
durant deux ans les forces conservatrices dominées par les maronites et appuyées
par quelques brigades de larmée. Létincelle palestinienne éclate
dans la poudrière libanaise alors que le Proche-Orient tout entier vit à lheure
des remises en cause : à la suite de la guerre doctobre 1973, les dirigeants
arabes ont troqué leurs aspirations révolutionnaires contre un pragmatisme,
des intérêts étroitement étatiques et des négociations avec Israël sous égide
américaine. Cette nouvelle stratégie implique le verrouillage de la revendication
palestinienne dans leurs pays respectifs, parfois même son écrasement militaire.
En revanche, sur le territoire libanais, la lutte armée et le radicalisme se
jouent dun État qui a longtemps proclamé que « sa force était dans sa
faiblesse » ; ils se conjuguent pour menacer les équilibres traditionnels.
Échappant au contrôle dune armée paralysée par ses loyautés contradictoires,
les affrontements entre « conservateurs chrétiens » et « islamo-palestino-progressistes
» cest ainsi que la presse étiquette deux coalitions complexes
et changeantes se propagent à lensemble du pays, dressant village
contre village, vallée contre vallée et quartiers contre quartiers. Embuscades,
guérilla urbaine à la kalachnikov, tirs de francs-tireurs non identifiés sont
bientôt suivis par lentrée en lice de canons et de lance-roquettes que
les milices se sont procurés, grâce aux subventions des émigrés ou de protecteurs
arabes. Les civils sont les cibles privilégiées de bombardements et de tirs
aveugles, dattentats, denlèvements et dassassinats, tandis
que les pillages et les destructions alimentent les cycles de représailles.
Durant lautomne de 1975, le centre de Beyrouth brûle, les grands hôtels
sont le siège dâpres batailles entre Kataëb et forces progressistes, en
particulier les Mourabitoun combattants sunnites menés par le jeune Ibrahim
Qoleilat , les grandes banques qui faisaient la réputation et la richesse
du pays sont pillées. Lorsque la Syrie impose un cessez-le-feu le 22 janvier
1976 et propose un rééquilibrage du partage des pouvoirs entre communautés,
la capitale est déjà traversée par une ligne de front qui sépare désormais l«
Est » chrétien de l« Ouest » à majorité musulmane.
En quelques mois, la guerre dessine à travers le pays les frontières entre les
deux principaux protagonistes. Les habitants chiites et palestiniens des camps
et des banlieues de lentrée nord de Beyrouth sont expulsés par la force
en janvier 1976 ; en riposte, les chrétiens de Damour, petite ville côtière
au sud de la capitale, doivent fuir par mer ; des deux côtés, plusieurs centaines
de personnes sont massacrées. Les forces militaires progressistes et les organisations
palestiniennes qui les ont rejointes les unes après les autres profitent de
léclatement de larmée, en mars 1976, pour resserrer leur étau autour
des régions centrales du Metn et du Kesrouan où le président Frangié se réfugie
parmi ses alliés du Front libanais dirigé par Camille Chamoun et Pierre Gemayel.
La Syrie, déjà présente dans la guerre à travers la Saiqa , prodigue avertissements
et soutien aux deux adversaires. Le président Assad ordonne lentrée de
troupes et de blindés au Liban, discrètement à partir davril et massivement
à dater du 1er juin 1976, dans le but de préserver le statu quo et de mettre
en échec les ambitions des « palestino-progressistes ». Dans cette initiative,
le souvenir amer de la division du Proche-Orient en États séparés au début du
siècle et de lacquiescement enthousiaste de certains maronites est toujours
présent. Mais les militaires majoritairement originaires de la communauté alaouite
qui gouvernent à Damas ont des ambitions stratégiques plutôt quun projet
dannexion. Leur intérêt est déviter la sécession dun petit
Liban chrétien qui sallierait à Israël, tout en freinant la surenchère
socialisante et nationaliste arabe à leurs frontières. Au printemps de 1976,
les milices des mouvements progressistes et leurs alliés palestiniens resserrent
leur étau autour des forces chrétiennes et menacent Beyrouth-Est ; les dirigeants
maronites, Camille Chamoun et le président Frangié, réclament du secours, ouvrant
la voie à une intervention dont ils ne finiront pas de déplorer lampleur
et la durée. De juin à octobre 1976, la progression des troupes syriennes se
heurte à une sérieuse résistance palestinienne, en particulier à lentrée
de Saïda, ainsi quaux réticences de la communauté arabe au nom de laquelle
la Libye et lAlgérie tentent en vain une mission dinterposition.
Simultanément, les combats font rage dans la capitale et ses banlieues, avec
un acharnement particulier autour du camp palestinien de Tell ez-Zaatar, qui
tombe aux mains des Kataëb et du P.N.L. après un siège de cinquante-deux jours,
avec laide indirecte des Syriens et des Israéliens à la fois. Lentrée
dans Beyrouth, le 15 novembre 1976, de larmée syrienne met fin à la «
guerre de deux ans », sur fond de ruines et de bombardements intermittents.
L« arabisation » de la crise du Liban, cest-à-dire lintervention
militaire et diplomatique des puissances régionales arabes, a été précipitée
par lentrée en scène de larmée syrienne. Convoqués à Riyad (16 oct.
1976), le président libanais et le chef de lO.L.P. sont invités par lArabie
Saoudite et lÉgypte à reconnaître la légitimité de la présence des troupes
syriennes au Liban. Fort dune reconnaissance arabe et dune promesse
de financement, le président Assad accepte quant à lui que des contingents symboliques
dArabie Saoudite, des Émirats arabes unis, du Soudan, de la Libye et des
deux Yémens se joignent à ce corps de 30 000 hommes rebaptisé Force arabe de
dissuasion (F.A.D.). Le sommet de la Ligue des États arabes au Caire (25 oct.
1976) entérine laccord de Riyad. Après que le président Sadate se rend
à Jérusalem un an plus tard (19 nov. 1977) et amorce le désengagement de lÉgypte
à légard de la cause palestinienne, la Syrie, lO.L.P. et Israël,
désormais engagées sur le champ de bataille libanais, vont y poursuivre leur
lutte pour le contrôle de la Palestine.
Ni guerre ni paix (1977-1981)
L« arabisation » de la crise ne favorise guère le dialogue entre Libanais.
Elle enferme les adversaires dans leur opposition irréductible, installe le
Liban dans la guerre. Pour succéder à Sleiman Frangié dont les insurgés réclamaient
le départ anticipé, Élias Sarkis a été élu par les députés le 8 mai 1976. Gouverneur
de la Banque du Liban, proche du général Chehab, il est préféré par la puissance
syrienne à Raymond Eddé qui avait fait du départ des troupes étrangères le premier
point de son programme. Un gouvernement de technocrates, formé en décembre 1976
sous la présidence de Sélim el-Hoss, sengage à accorder la priorité à
la reconstruction du pays. Mais laide arabe promise narrive pas
et près dun quart de la population, réfugiée dans les États arabes voisins,
à Chypre et en Occident, hésite à regagner le pays, même si la prospérité paraît
résister à la guerre, à la faveur de la hausse vertigineuse des revenus pétroliers.
Car, à lintérieur, le ramassage des armes lourdes reste symbolique et
la sécurité précaire. Non seulement les efforts pour rétablir lentente
nationale ne progressent pas, mais, tandis que la coordination saméliore
entre la F.A.D. et les mouvements palestiniens, de nombreux et violents affrontements
opposent larmée syrienne aux milices chrétiennes en février, en avril
et, surtout, de juillet à octobre 1978, ponctués par dintenses bombardements
des quartiers résidentiels de Beyrouth-Est. Les forces de Damas quittent les
régions chrétiennes quelles encerclent désormais entre Batroun et Beyrouth
et dominent depuis les hauteurs du mont Liban. Le massacre de Tony Frangié,
le fils de lancien président, et de sa famille le 13 juin 1978 consacre
dautre part la rupture des maronites du nord du Liban avec le Front libanais.
Dans le Sud, les dirigeants israéliens du Likoud adoptent une nouvelle stratégie
« préventive » contre les attaques de la résistance palestinienne et multiplient
les incursions armées. En mars 1978, une opération terrestre et aérienne de
plusieurs jours jusquau Litani provoque lexode de 200 000 Libanais
vers Saïda et Beyrouth. En se retirant en juillet, larmée israélienne
fait obstacle au déploiement jusquà la frontière de la Force intérimaire
des Nations unies du Liban (F.I.N.U.L.) créée par la résolution 425 du Conseil
de sécurité. Elle confie le contrôle dune « ceinture de sécurité » dune
dizaine de kilomètres de profondeur, du littoral à Merjayoun, à l« armée
du Liban libre » commandée par le colonel dissident Saad Haddad. Avec 1 500
miliciens, environ 1 000 soldats et surtout le soutien de larmée israélienne,
celui-ci empêche lavancée de larmée régulière dans lextrême
Sud et proclame, le 18 avril 1979, lÉtat du Liban libre, depuis lequel
ses forces bombardent les zones « palestino-progressistes », en particulier
Saïda en mars et mai 1980.
La volonté syrienne de contrôler la situation militaire dans la Beqaa afin dempêcher
une attaque israélienne empruntant la plaine intérieure libanaise provoque un
triple affrontement au printemps de 1981 : dabord entre la F.A.D. et les
Kataëb qui cherchent à occuper Zahlé et à inclure la ville dans leur zone de
contrôle. Puis entre la F.A.D. et Israël qui fournit un appui aérien aux Kataëb
contre les hélicoptères de Damas et exige le retrait des missiles dorigine
soviétique Sam 2 et Sam 6 installés dans la Beqaa depuis le 29 avril 1981. Soutenue
par lArabie Saoudite et lU.R.S.S., la Syrie maintient ses missiles
et reprend le contrôle de Zahlé ; mais les combats se sont propagés jusquà
Beyrouth, où les quartiers chrétiens de lEst ont subi, eux aussi, de lourds
bombardements tandis que le quartier populaire de lUniversité arabe compte
plus de 300 morts après le passage de la chasse israélienne le 17 juillet. Enfin,
laffrontement se transporte dans le Sud, entre Palestiniens et Israéliens,
avec lesquels lenvoyé américain Philip Habib négocie trois mois pour obtenir
le cessez-le-feu du 24 juillet 1981, qui gèle les opérations militaires pendant
presque un an.
Dans un pays de plus en plus divisé, le problème central demeure celui de la
restauration de lautorité de lÉtat. Réunis à Beit ed-Din à la mi-octobre
1978, les bailleurs de fonds de la F.A.D., menés par lArabie Saoudite
et le Koweït, réclament en vain la reconstitution dune armée nationale
et son envoi dans tout le pays. La promesse des chefs dÉtat arabes à Fès,
le 25 novembre 1981, de mettre en uvre une stratégie commune de défense
du pays va rester lettre morte. En réalité, le président Sarkis, qui remplace,
le 25 octobre 1980, Sélim el-Hoss par Chafiq Wazzan à la tête dun cabinet
de « dialogue national » aux ministres plus nombreux mais moins expérimentés,
nexerce son autorité que sur 400 km2 autour du palais présidentiel. La
Syrie fait régner un ordre minimal dans le Nord et la Beqaa, au prix dune
lourde taxation sur toutes les productions, y compris la culture du haschich.
Beyrouth-Ouest et le Sud, contrôlés par les partis progressistes, par lO.L.P.
et des organisations musulmanes, dont la nouvelle organisation chiite de limam
Sadr, Amal , créée en 1975, jouissent dune liberté proche de lanarchie,
sous la protection et à la merci de milices locales. Lassassinat
de son chef charismatique, Kamal Junblatt, le 16 mars 1977 à proximité dun
barrage syrien a en effet privé le Mouvement national dunité et de lessentiel
de sa force mobilisatrice.
Dans la zone du Liban chrétien, pouvoir militaire et pouvoir politique sont
unifiés par étapes au prix de sanglants affrontements dont les Kataëb sortent
vainqueurs, du 16 avril au 4 mai puis du 7 au 9 juillet 1980. Désormais, Béchir
Gemayel, fils cadet de Pierre, préside au commandement de la milice de la région,
les Forces libanaises qui substituent leur loi à celle de larmée et de
la police. Avec Camille Chamoun, il est également à la tête du consistoire du
Front libanais regroupant le parti Kataëb, le P.N.L., les Moines maronites et
le Tanzim (l« organisation ») des partisans dun Liban fédéré, placé
sous le signe du « pluralisme culturel », cest-à-dire de la décentralisation
culturelle, administrative, voire politique. Le Front libanais multiplie les
contacts avec Israël, qui lui fournit équipements militaires et conseils. Avec
ses ports et ses services de douane, avec ses impôts, ses services sociaux et
ses coopératives, la zone chrétienne constitue la « région libérée » à partir
de laquelle le jeune Béchir compte se lancer à la reconquête de tout le Liban.
Linvasion israélienne de 1982 et ses conséquences
Mais ce pays à larmée paralysée et au gouvernement sans pouvoir est encore
une fois victime, en 1982, des tensions régionales. Les Israéliens, qui ont
effectué leur dernier retrait du Sinaï le 25 avril, veulent frapper vite et
fort lO.L.P. et larmée syrienne au Liban. Lopération Paix
pour la Galilée débute le 6 juin et engage jusquà 100 000 soldats qui
traversent les lignes tenues par la F.I.N.U.L., refoulent quelque 20 000 fidayin
vers le nord en lespace de neuf jours, franchissent la ligne des 40 km
nord initialement annoncée comme objectif limite par le ministre de la Défense
Ariel Sharon et atteignent la capitale, où ils font leur jonction avec les Forces
libanaises de Béchir Gemayel. Dans le Chouf et la Beqaa, les troupes syriennes
seffondrent le 11 juin, avec des pertes énormes. Malgré les résolutions
508 (5 juin) et 509 (6 juin) du Conseil de sécurité de lO.N.U., larmée
israélienne encercle les quartiers ouest de Beyrouth où sont retranchés le commandement
et les combattants de lO.L.P. Le siège est appuyé, du 1er au 12 août,
par dintensifs bombardements aériens de la ville, où demeurent plus de
200 000 civils. Le 20, les États-Unis obtiennent un accord de cessez-le-feu
comportant lévacuation de lO.L.P. sous la protection de 3 000 Américains,
Français et Italiens dune force multinationale.
Le départ vers divers pays arabes de près de 15 000 combattants palestiniens
dont le matériel lourd est laissé à larmée libanaise, le repli des Syriens
au nord de la Beqaa et la fermeture des bureaux de lO.L.P. constituent
une victoire dIsraël au Liban. Plusieurs centaines de milliers de civils
palestiniens restés sur place se trouvent brutalement privés de protection et
dencadrement. Lélection de Béchir Gemayel, considéré unanimement
comme lhomme fort du Liban, à la présidence de la République le 23 août,
confirme linfluence décisive dIsraël. Le lendemain de lassassinat
du président élu, le 16 septembre, larmée israélienne investit Beyrouth
et laisse perpétrer par des unités des Forces libanaises un massacre de la population
palestinienne des camps de Sabra et de Chatila. Amin Gemayel, qui succède à
son frère à la tête de lÉtat le 21 septembre, rappelle alors la Force
multinationale à Beyrouth.
Le sexennat dAmin Gemayel commence sous le signe de lespoir. Plusieurs
passages sont réouverts entre les deux parties de Beyrouth. De nombreux émigrés
reviennent et avec eux de largent et des projets. Les États-Unis offrent
un soutien financier et une assistance technique pour la reconstruction de ladministration,
des infrastructures et de larmée. Sous leurs auspices, une négociation
de paix souvre à Naqoura, près de la frontière libano-israélienne. Elle
aboutit, le 17 mai 1983, à un accord stipulant la fin de létat de guerre
et un retrait israélien conditionné par un retrait simultané des forces palestiniennes
et syriennes. Amin Gemayel a dailleurs dissous le commandement de la F.A.D.
le 31 mars. En dépit des clauses accordant un droit de police à larmée
israélienne dans le Liban Sud, le Parlement donne son accord à la ratification
le 14 juin, par 64 voix sur 91.
Déjà, pourtant, la Syrie restaure son influence perdue au Liban. Profitant de
laffaiblissement et des hésitations de lO.L.P., son armée intervient
à partir de juin 1983 aux côtés de dissidents du Fath, expulse les « loyalistes
», partisans dArafat de la Beqaa, les assiège à Tripoli en décembre où
des bombardements intensifs viennent à bout de la résistance de 4 000 fidayin,
dont la France organise lévacuation par mer. Lordre syrien mettra
deux années entières à simposer à la métropole du Nord face aux milices
urbaines sunnites, fédérées dans le Mouvement de lUnité islamique du cheikh
Chabane. Ailleurs, puisque le gouvernement du président Gemayel fait peu
de cas de lopposition de Damas à ses négociations avec Israël, le général
Assad choisit dappuyer par tous les moyens les forces dopposition
qui se mobilisent.
La nouvelle guerre civile
La guerre de lété de 1982, loccupation israélienne et la présence
armée syrienne attisent une nouvelle guerre civile, plus meurtrière encore que
celle de 1975, sur un fond de crise générale avec enlèvements et attentats.
La critique samplifie non seulement contre les négociations et laccord
avec Israël, mais aussi contre les liens entre le président Gemayel et les Forces
libanaises qui se conduisent en maîtres de Beyrouth réunifiée, resserrent leur
contrôle sur lÉtat, les centres de décision économique, lUniversité,
linformation et surtout larmée. La confiance se détériore au point
que, le 23 juillet 1983, les partisans de Sleiman Frangié rejoignent les formations
de lancien Mouvement national dans un Front de salut national appuyé par
Damas. La multiplication des opérations « coup de poing » et des arrestations
par larmée à Beyrouth-Ouest et dans la banlieue sud suscite des réactions
collectives des réfugiés chiites dans la capitale. Plus grave, dans le vide
créé par le retrait inattendu de larmée israélienne de la région dAley
et du Chouf, la « guerre de la Montagne » éclate en septembre 1983. Les druzes
du P.S.P., appuyés par des combattants palestiniens et lartillerie syrienne,
font reculer les Forces libanaises et larmée régulière malgré le soutien
quapportent à celle-ci la marine et laviation américaine. Des massacres
de civils font plusieurs centaines de victimes et des milliers de réfugiés chrétiens.
Désormais impliquée dans la guerre civile aux côtés du pouvoir, la Force multinationale
fait lobjet de vives critiques et surtout dattentats de plus en
plus meurtriers (230 victimes américaines et françaises le 23 octobre 1983).
Ses moyens de riposte, comme le bombardement par la chasse française de la caserne
des chiites islamistes de Baalbek le 17 novembre, sont inappropriés ; elle quitte
Beyrouth sans gloire en février 1984.
Cest ensuite au tour des chiites de refuser de se soumettre à une armée
devenue partisane, qui nhésite pas à bombarder les quartiers populaires
de la capitale, faisant plus de 300 morts en février 1984. À la suite de la
mystérieuse disparition de Musa Sadr en Libye en 1978, le mouvement Amal , galvanisé
par la révolution iranienne, prend un nouvel élan sous la direction de lavocat
Nabih Berri. Sa milice, aidée de la VIe brigade de larmée, repousse les
forces soumises à lautorité présidentielle hors de Beyrouth-Ouest dont
elle sassure le contrôle en éliminant successivement au cours des deux
années suivantes chacun de ses alliés sunnites et progressistes. Pour tenter
de sortir de limpasse, le président Gemayel réunit, à Genève du 31 octobre
au 4 novembre 1983 et à Lausanne du 12 au 21 mars 1984, les chefs politiques
des principales communautés en un Congrès du dialogue patronné par les Saoudiens
et surtout par la Syrie qui tente en vain de faire adopter un programme de réforme
constitutionnelle. La réconciliation de façade entre factions opposées permet
au moins la constitution le 30 avril dun gouvernement « dunion nationale
», présidé par Rachid Karamé et regroupant aussi bien Camille Chamoun et Abdallah
Racy, le gendre de Sleiman Frangié, que Walid Junblatt, le fils du leader assassiné,
et Nabih Berri. Légitimés par leur titre ministériel, les chefs de guerre se
taillent impunément des fiefs dans ladministration publique.
La préoccupation centrale des Libanais reste toutefois lévacuation des
forces doccupation, israéliennes et syriennes. La mobilisation de lopposition
a vite rendu illusoire laccord de Naqoura, auquel le président Gemayel
renoncera officiellement, en même temps quà laccord du Caire de
1969, le 2 juin 1987. Face à sa politique de « la main de fer » arrestations,
destructions dhabitations et de récoltes dans les régions quelle
occupe, larmée israélienne suscite une opposition croissante de la Résistance
nationale (laïque) et de la Résistance islamique (chiite) qui lui valent de
lourdes pertes humaines et une impopularité croissante en Israël même. Jérusalem
opère un retrait par étapes entre janvier et juin 1985. Son armée conserve seulement
une « zone de sécurité », dune vingtaine de kilomètres de profondeur,
et encadre lArmée du Liban libre, rebaptisée « du Liban Sud » et confiée
au général Lahad. Immédiatement au nord, les 1 500 hommes de la F.I.N.U.L. assistent
impuissants, et souvent même en victimes, aux accrochages quotidiens entre résistants
libanais et miliciens de lA.L.S., tandis que, depuis lattentat contre
la caserne israélienne de Tyr le 12 novembre 1982 (86 morts), les opérations
suicides se multiplient. Encadrés par des dizaines de missionnaires combattants
venus dIran via Damas, gratifiés par Téhéran de plusieurs millions de
dollars chaque mois, les militants du Hizb Allah , organisation chiite prônant
létablissement dune république islamique au Liban, sen prennent
à loccupant et à ses alliés, mais aussi à Amal et aux groupes laïques,
accusés de collusion avec les Occidentaux, suscitant de violents affrontements
dans les quartiers populaires de la banlieue de Beyrouth et dans le Sud. Pour
faire entendre au monde leurs revendications, les militants du Jihad islamique
et de lOrganisation des opprimés détournent des avions, posent des bombes
en Europe et retiennent une vingtaine dotages occidentaux parmi lesquels
le Français Michel Seurat qui meurt en captivité en décembre 1985. Une fois
la guerre du Golfe terminée, les dirigeants iraniens imposent un accord de cessez-le-feu
« définitif » entre chiites libanais le 30 janvier 1989.
La Syrie opère un retour en force entre février 1987 et juin 1988 à Beyrouth-Ouest
puis jusquaux portes de Saïda. Le général Assad nhésite pas à lancer
son allié Amal dans des combats indécis contre lO.L.P. mais aussi contre
ses alliés du Front du salut national palestinien né le 25 mars 1985. Durement
éprouvés par la « guerre des camps » et le siège de plus de trente mois (juin
1985-mars 1988) de Borj al-Barajneh, Sabra et Chatila à Beyrouth, et de Rachidiyé
au sud, les Palestiniens concluent une trêve avec Amal le 23 décembre 1988.
Laccord de Taëf et la IIe République
Lébauche dune solution mettant fin à la guerre est longtemps bloquée
par le désaccord de fond sur les priorités à observer. La gauche et les chiites
réclament labandon du communautarisme politique, ou au moins un rééquilibrage
des pouvoirs. Les chrétiens refusent denvisager lavenir à lombre
des troupes étrangères. Les affrontements pour le pouvoir à lintérieur
de chaque zone nen sont que plus violents, comme en témoignent les putschs
successifs au sein des Forces libanaises (mise à lécart, le 9 mai 1985,
puis retour, le 15 janvier 1986, de Samir Geagea) et la guerre interchrétienne
qui oppose les Forces libanaises aux unités de larmée fidèles au commandant
en chef, le général Michel Aoun (14-24 févr. 1989 et 31 janv.-30 juin 1990),
occasionnant les pires destructions à Achrafiyeh et dans le Metn.
Le mandat présidentiel dAmin Gemayel sachève le 22 septembre 1988
sans lébauche dun accord au sujet de son successeur, en dépit des
pressions conjuguées des États-Unis et de la Syrie. Il charge le général Michel
Aoun de former un gouvernement provisoire qui compte trois membres militaires
chrétiens, tandis quà lOuest Selim Hoss, Premier ministre par intérim
depuis lassassinat de Rachid Karamé le 1er juin 1987, maintient son gouvernement
rival de cinq membres. Marquée par une destructrice mais infructueuse « guerre
de libération contre la Syrie » lancée par le général Aoun (14 mars-22 sept.
1989) et par de vastes manifestations populistes dans les régions chrétiennes
(juill.-oct. 1990), la division du pouvoir prend fin le 13 octobre 1990 avec
lattaque libano-syrienne victorieuse contre les forces dAoun.
Sous limpulsion du Comité tripartite de la Ligue arabe (Algérie, Arabie
Saoudite, Maroc) créé le 7 janvier 1989, un accord entre 59 députés (sur 79
vivants) est obtenu à Taëf le 22 octobre 1989, au sujet dun document constitutionnel.
Les amendements en découlant sont votés par le Parlement le 21 août 1990. Cet
accord prévoit le rééquilibrage du pouvoir exécutif au profit du Conseil des
ministres sous la présidence dun sunnite, lélargissement du Parlement
sur une base paritaire entre chrétiens et musulmans et, à lavenir, labolition
du confessionnalisme politique. René Moawad, député de Zghorta, est élu président
le 5 novembre 1989 et, deux jours après son assassinat le 22 novembre, Elias
Hraoui, député de Zahlé, le remplace. Prenant position par étapes dans toutes
les régions du pays (déploiement au sud de Saïda en février 1991 ; entrée dans
la banlieue sud de Beyrouth tenue par le Hizb Allah en janvier 1993) à lexception
de la bande « de sécurité » occupée par Israël, larmée libanaise confisque
leurs armes lourdes aux Forces libanaises, au P.S.P. et à Amal, débande les
milices en mai 1991 et enrôle près de 4 000 ex-miliciens. Le Parlement est élargi
grâce à la nomination par le président de 40 députés en juin 1991. Lors des
premières élections législatives tenues depuis 1972, en août et septembre 1992,
140 nouveaux députés sont élus dans une atmosphère de manipulation, de frustration
et dabstention (près de 70 p. 100 des inscrits), en particulier de la
part des chrétiens du Liban central (près de 90 p. 100 dabstentions).
Le problème de la légalité douteuse de la IIe République freine ladhésion
populaire et paralyse la participation des élites civiles et politiques, dautant
que pèsent deux lourdes hypothèques sur lavenir du Liban, la question
des relations avec la Syrie et la crise sociale et économique.
Laccord de Taëf comprend également un volet concernant les relations syro-libanaises,
complété par la signature dun accord de fraternité entre les deux pays
le 22 mai 1991. Dune part, le Liban sengage à harmoniser sa politique
extérieure, mais aussi sa politique économique et sa politique culturelle, avec
celles de son puissant voisin. Nombreux sont les Libanais, en particulier chrétiens,
qui y voient létablissement dun protectorat syrien sur leur pays
et récusent du coup la légitimité du nouveau régime. Dautre part, larmée
syrienne est autorisée à rester indéfiniment au Liban, son repli dans la plaine
de la Beqaa et son retrait final étant suspendus à la mise en uvre de
toutes les réformes constitutionnelles (y compris la suppression du confessionnalisme)
prévues ainsi quà la fin de loccupation israélienne du Liban Sud.
Depuis louverture des négociations israélo-arabes à Madrid (30 oct. 1991),
le Liban ne réussit guère à faire entendre une voix indépendante : il nobtient
ni lapplication par Israël de la résolution 425 (1978) du Conseil de sécurité
ni la suspension des opérations de résistance du Hizb Allah pro-iranien soutenu
par Damas.
Mais, à côté de la généralisation de la corruption et de la méfiance à légard
des chefs de guerre entrés au Parlement et au gouvernement, la cause première
de la désaffection des Libanais à légard du fragile État qui se met difficilement
en place est économique. Larrêt des hostilités au tournant de la décennie
1990 est advenu dans un contexte régional et international si défavorable que
la confiance nécessaire au retour des émigrés, à la reprise des investissements
et à la remontée de la livre fait toujours défaut quelques années plus tard.
Limmense terrain vague creusé par les bulldozers au centre de Beyrouth
en attendant les projets mirifiques des promoteurs immobiliers symbolisait à
lui seul, à la fin de 1993, la paralysie et le scepticisme qui régnaient au
Liban après quinze ans de destructions.
De 1975 à 1990, le Liban a connu de profonds bouleversements. Les affrontements
incessants, leffritement du pays et limpuissance quasi totale du
pouvoir central sont allés de pair avec des destructions de toute nature, y
compris une détérioration considérable du tissu industriel et des infrastructures.
Les pertes causées par une guerre de dix-sept ans sont estimées à 25 milliards
de dollars. Quant aux recettes non perçues, elles dépassent les 100 millions
de dollars. Cependant, toute mesure du produit national ou dautres agrégats
macro-économiques est frappée dincertitude.
Avant le déclenchement de la guerre civile en 1975, léconomie libanaise
était lune des plus prospères de la région, avec des secteurs industriel,
agricole, touristique et surtout des services très dynamiques. En raison de
ses caractéristiques libérales, notamment en matière de secret bancaire, Beyrouth
est devenue le centre financier de tout le Moyen-Orient avec quatre-vingts banques
en 1977 (31 libanaises, 26 mixtes, 5 arabes et 12 étrangères), par lesquelles
transitaient les fonds des monarchies pétrolières. Léconomie libanaise
peu réglementée, selon le principe du « laissez-faire laissez-passer », avait
accompagné le développement de la libre entreprise. Le secteur public nintervenait
que pour 12 p. 100 dans la formation du P.I.B. En septembre 1993, la part de
lÉtat dans le P.I.B. approcherait les 30 p. 100. Par ailleurs, au milieu
des années 1970, le Liban faisait figure de nation riche et prospère, enregistrant
un revenu par tête de 2 100 dollars (en valeur 1991). Après ces longues années
de troubles, ce revenu est réduit à moins de 1 000 dollars.
À la suite de la réconciliation politique intervenue dans le cadre de laccord
de Taëf en octobre 1989 et du retour progressif de lautorité de lÉtat
dans la majeure partie du pays sauf au sud, occupé en partie par Israël
depuis octobre 1978, le Liban a connu en 1991 un début de redressement
économique. Pour la première fois depuis des années, le P.I.B. a augmenté de
12 à 15 p. 100 du début à la fin du premier semestre de 1991. En 1993, le montant
global du P.I.B. se chiffre à 4,5 milliards de dollars, contre 3,7 milliards
de la même période de 1992. Parallèlement, la fermeture des ports illégaux et
la récupération des droits fiscaux, notamment des taxes douanières, ont permis
de réaliser des recettes considérables. Selon le Conseil supérieur des douanes,
ces dernières ont atteint, dans les neuf premiers mois de 1993, 264,6 millions
de dollars, soit une augmentation de 42,8 p. 100 par rapport au volume global
de 1992. En appliquant les droits de douane moyens à la structure des recettes
et en comptabilisant ces dernières au cours du dollar douanier de 800 livres
libanaises pour 1 dollar, le montant approximatif des importations sera de 1
200 millions de dollars. La hausse des importations sexplique par lextension
de la demande. Les trafics maritimes et aériens ont trouvé leur rythme davant
guerre. En effet, 863 navires ont accosté à la fin du deuxième trimestre de
1993, déchargeant 22 124 conteneurs de 1 651 303 tonnes de marchandises. Pour
sa part, laéroport international de Beyrouth a connu une activité florissante
marquée par un important mouvement de passagers.
Ce mouvement explique le regain dintérêt et la relative confiance des
Libanais émigrés et de la communauté internationale des affaires dans lavenir
du pays. Pour 1993, le nombre cumulé de passagers au troisième trimestre est
de 1 021 218. Les réserves en devises auprès de la Banque centrale
qui avaient plus que triplé entre le début et la fin de lannée 1991, passant
de 400 millions à 1,3 milliard de dollars, se sont chiffrées, au 31 janvier
1994, à 1,65 milliard de dollars, alors quétait sauvegardée dans le même
temps la réserve historique dor, estimée à 9,222 millions donces.
Parallèlement, la totalité des dépôts auprès des banques sélève à 8,4
milliards de dollars, alors quelle était de 6,56 milliards en 1992. Cette
augmentation de 23,32 p. 100 est due aux rapatriements de la moitié des capitaux
libanais placés à létranger (estimés à 3,5 milliards de dollars), aux
placements des investisseurs arabes, notamment dans le secteur de limmobilier,
ainsi quaux prêts et dons qui ont afflué au cours de lannée 1993.
Cependant, le retard des aides et les difficultés du recours au financement
externe de la reconstruction limitent linvestissement public et réduisent
son effet dentraînement sur linvestissement privé. Léconomie
libanaise souffre toujours des effets de la crise. Le climat de stagnation et
le poids de la dette perturbent tout le processus de développement du mouvement
économique. Dans ce contexte, la dette publique avoisine 5 000 milliards de
livres libanaises. Quant à la dette extérieure, elle saccroît chaque fois
quun projet de construction est en voie de réalisation. Bien quon
chiffre cette dette aux alentours de 400 millions de dollars, il est difficile
de le confirmer avec précision en raison de labsence de statistiques crédibles.
De son côté, le cours de la monnaie libanaise a connu une nette stabilisation
après des années de chutes brutales. En effet, le taux de change de la livre
libanaise par rapport au dollar et passé de 1 838 livres libanaises à la fin
de décembre 1992 à 1 723 livres libanaises à la fin de septembre 1993. Parallèlement,
le budget 1993 voté une semaine avant la clôture de lexercice comptable
(15 déc. 1993) avec dix mois de retard a fait apparaître un déficit
de 56 p. 100. Quant à celui de 1994, il est évalué à 40 p. 100. Certaines études
affirment même que le déficit budgétaire pour les années 1993, 1994 et 1995
pourrait atteindre un total de 724 millions de dollars. La balance des paiements
a enregistré un excédent net sélevant à plus dun milliard de dollars
en 1993, contre un déficit de 500 millions de dollars durant les neuf premiers
mois de 1992. Les dépôts en devises des résidents ont reculé de 86 p. 100 du
total de leurs dépôts en septembre 1992 à 68 p. 100 à la fin de décembre 1993.
Ce recul a été expliqué par un certain regain de confiance en la monnaie nationale.
En outre, laffaiblissement des principales structures publiques depuis
1975 sest traduit par une intensification du rôle économique de lÉtat.
Les pouvoirs publics ont multiplié leurs interventions et leurs dépenses au
moyen dune série de mesures improvisées. Les « seigneurs de la guerre
» saccommodaient de cette intervention qui leur permettait de renflouer
leurs camps respectifs sans réduire leur prérogatives de facto. On a assisté
ainsi à un gaspillage des ressources et des capacités, aboutissant à une aggravation
des difficultés sociales quon était supposé combattre. Et lon se
retrouve en 1994 avec des problèmes sociaux extrêmement aigus et des structures
administratives dégradées dont le redressement suppose un coût social encore
plus lourd. De surcroît, le chômage saccentue et la dollarisation se développe
de plus en plus, dautant que les prix et la contrepartie des services
ne subissent aucune baisse significative. Bien au contraire, ils ont enregistré
une hausse relative avec lamélioration du taux de change de la livre libanaise.
Parallèlement, le gouvernement de Rafik Hariri a établi un plan de redressement
économique à court terme et un autre à moyen terme allant jusquà lan
2000. Mais il na présenté aucun de ces deux projets au Parlement. En revanche,
ce gouvernement continue à engager des dépenses dans les projets de construction
et de développement sans aucun engagement portant sur des priorités bien définies.
Les retombées sociales de la guerre
La baisse généralisée des revenus au Liban, à partir de 1984, a été marquée
par des distorsions très profondes dune catégorie à lautre. Généralement,
linflation touche beaucoup plus les salaires et les rentes fixes que les
revenus mobiles ou provenant des ventes. Si lon retient lévolution
du salaire minimum pour apprécier celle du pouvoir dachat, on constate
que la moyenne annuelle du salaire minimum est passée de 242 dollars en 1982
à 87,6 en 1991, avec des planchers à 35 dollars et 42,3 dollars respectivement
en 1987 et en 1988. En 1993, le S.M.I.C. est fixé à 176 000 livres libanaises.
Dans le domaine du logement, les perturbations politiques et économiques observées
depuis 1975 ont entraîné une forte inadaptation de loffre à la demande.
Les dommages causés au secteur de limmobilier du fait des opérations militaires
touchent, selon les estimations du ministère de lHabitat, cinquante mille
unités environ entre 1975 et 1990. Par ailleurs, le déplacement de neuf cent
mille personnes depuis le début de la guerre a causé de graves déséquilibres
dans les régions daccueil, aboutissant à la squattérisation despaces
non destinés au logement : bureaux, écoles, hôtels, hôpitaux. Les mouvements
de déplacement déclenchés dès avril 1975 nont cessé de croître sous deux
aspects : lun temporaire et lautre à moyen et à long terme. Les
efforts déployés durant lannée 1993 ont abouti au retour de quinze mille
sept cents familles déplacées à Beyrouth, dans la Montagne, le Nord et la Bekaa
(soit environ 80 000 personnes). Cependant, le problème des déplacés continue
dêtre un sujet de polémique entre les différentes parties, notamment les
deux communautés maronite et druze. Le domaine de la santé et le secteur hospitalier
en particulier ont pu maintenir et même développer de très bonnes structures
malgré la crise. Le nombre de médecins saccroît et atteindrait en 1993
près de quatre mille spécialistes et généralistes, avec une baisse relative
du nombre de nouveaux spécialistes, plus attirés par les propositions qui leur
sont faites sur les marchés extérieurs. Le nombre des hôpitaux était de cent
trois en 1990 avec une capacité daccueil de 7 186 lits. Avec la hausse
des frais hospitaliers et la baisse de la couverture par la Caisse nationale
de sécurité sociale (C.N.S.S.), les Libanais ont commencé à avoir recours aux
assurances privées en matière de santé. Ce mouvement sest généralisé à
partir de 1985 et a même pris des formes mutualistes avec lintroduction
des cartes médicales et le recours aux contrats de groupe. La protection sociale,
publique ou privée, offerte aujourdhui couvre surtout les frais dhospitalisation
et beaucoup moins les frais médicaux.
Le secteur de léducation dans ses différentes branches a connu une nette
dégradation qualitative sous le triple effet de la perturbation des temps de
travail, de la forte baisse des investissements et de la détérioration du système
éducatif, à la suite de la très forte baisse des revenus des enseignants.
Le secteur privé a mieux résisté aux difficultés que le secteur public où, pourtant,
les effectifs des enseignants nont point diminué. Bien avant la guerre,
lenseignement au Liban nétait conçu que sur une base académique,
en rupture totale avec les besoins et les équilibres économiques. Cette distorsion
a été aggravée par une hémorragie des effectifs au cours des quatorze années
de lenseignement scolaire. La situation nest guère meilleure pour
les enseignements universitaire et même technique qui sont dispensés pratiquement
sans aucun contact avec les secteurs de production. Plus de la moitié des étudiants
universitaires sont inscrits dans les facultés de lettres et de sciences humaines.
Lendettement cumulé et le gaspillage sur le plan du secteur public ont
affaibli sa productivité. Les faiblesses structurelles de ce secteur sont, dailleurs,
bien antérieures à 1975.
Ladministration publique libanaise souffre actuellement dautres
handicaps, notamment dans le domaine du personnel. Le manque deffectifs
dans certains secteurs ou types de postes est considérable : lélectricité
fonctionne avec moins de 52 p. 100 de ses cadres, les télécommunications avec
60 p. 100, et les hôpitaux publics de même. Par contre, on assiste à une pléthore
deffectifs dans dautres secteurs tels que lÉducation nationale,
qui a un surplus de cinq mille instituteurs. Le manque de compétence dû à la
fuite du personnel qualifié vers le secteur privé ou à létranger et le
développement de la corruption nont fait quaggraver la situation.
Ce constat alarmant a incité le gouvernement Hariri à déclencher une « opération
dépuration » qui a touché une partie de ladministration. Néanmoins,
la réussite de cette opération de réforme na été que partielle, puisque
chaque camp au pouvoir a tenu à protéger les siens, fonctionnaires corrompus
ou incompétents. En outre, des compromis irrationnels ont souvent été imposés
pour tenter de sortir de certaines impasses politiques, au détriment des bonnes
règles de la gestion administrative. Les politiciens ne se limitent plus au
partage du pouvoir. La gestion des entreprises publiques est confiée aux partisans
et aux proches, ce qui reflète un état desprit semblable à celui de la
classe politique qui gouvernait le pays avant 1975. En effet, le consensus interlibanais
na pas abouti à un renouvellement des hommes et des idées, ce qui est
grave quand il sagit de décider des options économiques et sociales du
Liban du XXIe siècle et de gérer les affaires publiques après une si longue
période de paralysie et de gaspillage.
Les chocs politiques et la régression économique ont créé de profonds changements
dans le mode de vie des Libanais sur le plan tant individuel que collectif.
Lindividualisme et le principe du « chacun pour soi », déjà ancrés dans
les murs, ont été entretenus par les incertitudes politiques et économiques.
La défaillance des services collectifs, assurés en principe par lÉtat,
a poussé les Libanais à rechercher des solutions individuelles à leurs problèmes.
En outre, la criminalité et la violence observées au cours des dernières années
ont contribué à minimiser les autres délits, notamment les enrichissements illicites
et les abus de biens ou de services publics. Laccumulation des richesses
et des revenus est devenue une priorité, indépendamment des moyens utilisés.
La valeur sociale des individus dépend de limportance de leur fortune.
De plus, la dégradation socio-économique incite à accorder la priorité au court
terme : la rentabilité des investissements doit être immédiate dans un contexte
inflationniste, la consommation prend le pas sur lépargne, tandis que
la spéculation est entrée dans les murs et séduit aussi bien les hommes
daffaires avisés que les femmes au foyer. À ces effets dordre psychologique
vient sajouter une dimension matérielle. Il sagit de la faiblesse
du revenu, qui demeure une source dinstabilité et dinsécurité pour
les ménages : elle laisse un sentiment diffus dinjustice, 500 dollars
par mois constituant le seuil de pauvreté. Cette situation est à lorigine
de tensions qui se manifestent à propos de lemploi des jeunes. De même,
on assiste à lapparition dun important chômage déguisé, au moment
où le taux, pour 1993, est estimé à 10 p. 100 de la population active.
Démarrage de la reconstruction
La vague doptimisme créée autour de la reconstruction dénote une volonté
politique de bâtir un Liban sur de nouvelles bases ; une volonté économique
de redonner au pays, ou du moins à Beyrouth, une base de prospérité ; une volonté
populaire den finir avec larbitraire des milices, des destructions
et de leffondrement du niveau de vie. De son côté, lÉtat libanais
se trouve confronté à une tâche extrêmement ardue pour lélaboration des
projets, le financement et la réhabilitation des infrastructures. Face à ce
défi, lÉtat a confié cet épineux dossier au Conseil pour le développement
et la reconstruction (C.D.R.). Cet organisme créé en 1977 a établi, en mai 1991,
une étude exhaustive de planification pour la reconstruction du Liban. Son rapport
publié en décembre 1991 constitue le plan de reconstruction. La première étape
appelée « programme de réhabilitation », dont lexécution doit prendre
de trois à cinq ans, vise à restaurer linfrastructure sociale et économique.
Ce programme identifie cent vingt-six projets répartis sur quinze secteurs selon
lordre des priorités. Le coût global pour la réalisation de ces projets
est estimé à 4,5 milliards de dollars. 56 p. 100 de ces investissements devront
être des investissements étrangers. La deuxième étape comporte le programme
de redressement. La durée, étalée sur cinq ans, commencera dès la fin de la
troisième année. Son but consiste à effacer définitivement les séquelles de
la guerre. La troisième et dernière étape, qui constitue le plan de développement
à long terme de léconomie libanaise pour les quinze années suivant la
deuxième phase, devra servir de cadre à une croissance équilibrée et déboucher
sur un aménagement optimal du territoire. Cette troisième étape sera financée
essentiellement par des fonds nationaux. La pierre angulaire de cette vaste
opération, dont les besoins sont évalués à 10 milliards de dollars, est la reconstruction
du centre-ville de Beyrouth. La reconstruction du centre historique et commercial
de la capitale libanaise a été une préoccupation des gouvernements successifs
depuis 1977. La capitale est en effet un symbole particulièrement mobilisateur
de la restauration de lÉtat et de sa souveraineté. Le plan actuel de reconstruction
de 160 hectares dans le centre-ville, dont les moyens juridiques ont été mis
en place par la loi no 117 du 7 décembre 1991, séduit par son souci defficacité
et de rapidité, puisque tous les biens-fonds sont rassemblés et gérés par un
opérateur unique, dégagé de toute contrainte de type administratif. Il séduit
également par la perspective de voir affluer des capitaux arabes pour participer
aux opérations de promotion immobilière, suivant les promesses faites par les
milieux financiers qui sont à lorigine du schéma prévu par la loi. Cette
dernière na pas tardé à soulever des problèmes de type constitutionnel
axés sur deux questions principales : la confusion de lintérêt privé et
de lintérêt public, le respect de la propriété privée. Lampleur
de la polémique qui a duré quelques mois sest atténuée progressivement
à partir du 10 janvier 1994, date de la clôture de lopération de souscription
aux actions de la Société libanaise pour le développement et la construction
du centre-ville de Beyrouth, Solidère.
Le montant global des vingt mille souscripteurs a atteint 926 millions de dollars,
dépassant la demande de 650 millions définie par la société foncière. La part
des Libanais a été de 600 millions, le reste constituera celle des souscripteurs
arabes, saoudiens en majorité. Sept banques étrangères à côté de vingt-deux
banques locales ont assuré la commercialisation des actions de Solidère. À partir
de la création officielle de cette société, six premières années seront consacrées
à linfrastructure de base (routes, tunnels, canalisations) et à la réhabilitation
des édifices du cur historique de Beyrouth (Saïfi, les souks, Ghalgoul).
Des situations historiques favorables, identiques à celles qua connues
Beyrouth durant les cent dernières, années ne se reproduiront sans doute pas
à court terme : la ville, qui a simplement profité des conjonctures régionales
et internationales, doit aujourdhui en créer. Simpose donc la nécessité
de trouver des occasions favorables, des créneaux, et de concevoir, à partir
de leur découverte, une reconstruction planifiée en fonction des possibilités
offertes. Cela revient à dire que la reconstruction du centre-ville passe par
la mise sur pied dune stratégie globale pour lensemble de Beyrouth
et donc du Liban. Le retour au calme dans la majeure partie du pays nest
pas la seule condition pour un redémarrage économique, dautant que ce
dernier reste largement tributaire de la situation politique. En dautres
termes, il reste intimement lié aux solutions et aux réalisations qui interviendront
sur les plans à la fois politique et administratif. En outre, il ne faut pas
oublier que le Liban a perdu une grande partie de ses atouts économiques intérieurs
et extérieurs, pertes qui se sont produites à un moment où, dune part,
la conjoncture régionale est très délicate avec une évolution vers linstauration
dune paix au Moyen-Orient, si bien que dautres acteurs, dont Israël
avec ses compétences et son industrie, seront présents dans cette lutte pour
la survie économique ; et où, dautre part, la conjoncture régionale paraît
défavorable en raison de la baisse des revenus pétroliers. Cest pourquoi
le redémarrage économique ne saurait être immédiat ni aisé comme ce fut le cas
à la fin des années 1970.
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